Une série de mystères

Sixième partie: Revers, solitude et héritage

par J. J. (Joe) Healy, Surintendant de la GRC (retraité)

avec la collaboration et la patience d’amis
dont les noms seront bientôt révélés


la mémoire du surintendant principal J. W. 'Jack' White, reg.#0.795
1er janvier 1931 - 22 février 2011
Jack connaît maintenant le secret d’une grande énigme canadienne


L’enfer est in lieu où les hommes sont oublé
un lieu d'angoisse et de douleurs

A/Comm'r Eames




Le commissaire de la GRC mis au courant du mystère

Commissioner Elliott

Tard dans l’après-midi du 21 juillet 2011, j’ai informé le commissaire William J. S. Elliott qu’une troublante énigme concernant un grand officier mort depuis longtemps avait été résolue par un petit groupe de Canadiens.

Il ne fallait surtout pas que le commissaire soit pris au dépourvu si jamais l’histoire du commissaire adjoint Eames était reprise par la presse. Dans sa réponse, le commissaire m’a remercié de l’avoir prévenu.

Mon message au commissaire est présenté plus bas. Je prie cependant le lecteur de prendre d’abord soin de se renseigner sur le problème qu’est la perte de mémoire. Bien que le commissaire adjoint A. N. Eames ait eu une vie courageuse, on serait porté à se demander si la perte de mémoire n’aurait pas joué un rôle dans les derniers jours de sa vie mouvementée. Est-il possible que le commissaire adjoint Eames ait été oublié? Oublié?




Eames Handwriting

La perte de mémoire

Chez les Canadiens vieillissants, le risque de perdre la mémoire est une crainte obsédante. Les petits oublis peuvent être les premiers symptômes d’une condition médicale plus grave. Hypothétiquement et si l’on accepte que la finalité de la naissance soit la mort, les pertes de mémoire commenceraient à se faire sentir, très légèrement, dès la naissance. Et pourtant, la perte de mémoire peut affliger les gens n’importe quand durant leur vie, peu importe les efforts qu’ils font pour ne pas oublier. Oublier où on a laissé ses lunettes ou un livre, ou oublier de faire le plein d’essence peut sembler sans grande importance.

Mais oublier de façon persistante est plus problématique parce que la sécurité de l’individu peut être compromise. Fait intéressant, au cours d’essais cliniques, il a été constaté que des policiers expérimentés peuvent aussi éprouver de la difficulté à formuler avec précision leurs pensées et observations après un accident. La mémoire joue un rôle important dans la carrière du policier, surtout lorsqu’il est appelé à témoigner.

À ce sujet, je me souviens d’un auteur (dont j’ai oublié le nom!) qui a expliqué à la télévision sa perception des gens.

À son avis, les individus oubliaient, dans certaines situations, comment se comporter. Certains expriment des sentiments qui paraissent contradictoires – voire même étranges. Par exemple, un père va pleurer à la naissance de son premier enfant, comme s’il avait été témoin d’un miracle… et, en réalité, c’en est un! D’autres peuvent être joyeux (ou soulagés) à la mort d’une personne – la fin naturelle d’une vie bien remplie. Pleurer devant un cadeau, rire devant une perte. Bref, à certains moments, les gens se laissent aller. Ils oublient en quelque sorte. Une nouvelle vie est naturelle et la mort est aussi naturelle. Dans les deux cas, c’est le cycle des générations qui s’enchaîne, et peu importe la façon dont on y réagit, il reste que la mort est une réalité acceptée par toutes les cultures.

La perte de mémoire n’est jamais souhaitée parce qu’il s’agit d’une condition qui est loin d’être bien comprise. Un ami d’Ottawa qui est neuropsychologue m’a dit que des jeux comme les casse-tête de difficulté variée sont utilisés dans l’évaluation clinique des patients qui souffrent de problèmes mentaux liés à la vieillesse. Essentiellement, le choix des casse-tête soumis aux patients est déterminé par des facteurs comme l’âge et la santé ainsi que par certains indices que le professionnel constate durant l’entrevue pré-test. Les explications de mon ami au sujet de la méthode utilisée pour mesurer le degré précis de perte de mémoire semblent très logiques, sûres et simples. Ma femme se sert cependant d’une mesure moins précise, mais tout aussi sûre : elle sait que j’ai des pertes de mémoire le samedi matin quand il faut tondre le gazon! De toute façon, mesurer la mémoire est une science, et je comprends grosso modo la méthode scientifique.

La perte de mémoire est accompagnée d’appréhensions bien connues. On estime qu’il s’agit d’une maladie. Les neuropsychologues ont la formation voulue pour reconnaître les limites mentales des patients, lesquelles sont établies par l’habileté à effectuer des exercices de mémoire allant des plus simples aux plus compliqués. Mais le cerveau est un organe si mystérieux qu’un chien dressé pour en détecter les troubles ne serait d’aucune utilité.

Il est important que le lecteur ait une connaissance élémentaire de la perte de mémoire, car à mesure que l’énigme se dénouait, notre enquête a dû changer maintes fois de direction, effectuant des virages dignes du Grand Prix de Montréal.

Keatley Intro

Message au commissaire William J. S. Elliott (traduction)

Le 21 juillet 2011

Monsieur le Commissaire,

L’urne et les restes humains ont finalement été trouvés : Officier no0.209, Reg. # 5700, commissaire adjoint Alexander Neville Eames, commandant (inspecteur) du district ouest de l’Arctique et chargé de la recherche du ‘trappeur fou’ – fin de 1931 et début de 1932

Salutations de la part d’un retraité d’Ottawa et ancien membre de la GRC. Je suis le surintendant à la retraite Joe Healy, anciennement officier responsable de la Sous-direction du maintien de la paix. Vous vous souviendrez peut-être, vous et votre femme, de nous avoir rencontrés, ma femme Cathy et moi-même, à bord du train à Montréal il y a plusieurs mois.

Par courtoisie à votre endroit et à l’endroit de la GRC, je tiens à ce que vous soyez le premier à savoir qu’un mystère de longue date vient d’être élucidé. Je pense que vous devez être mis au courant de ce mystère avant que les journaux ne s’emparent de la nouvelle.

Avant même de quitter la GRC en 2001, j’avais commencé à dresser la liste de membres décédés de la Police à cheval du Nord-Ouest, de la Royale gendarmerie à cheval du Nord-Ouest et de la GRC ainsi que de l’endroit où se trouvaient leurs tombes. Repérer les endroits où sont enterrés des membres de la GRC et entretenir leurs tombes est une activité que je poursuis, avec l’aide de nombreux autres anciens membres de la GRC, depuis très longtemps.

Aujourd’hui, je tiens à jour une banque de données sur environ 18 000 membres décédés dont les plus anciens remontent à 1873. Des milliers de tombes, au Canada et partout dans le monde, ont ainsi été repérées et photographiées. Je suis très reconnaissant aux membres actifs et retraités de la GRC, aux amis et aux familles pour leurs contributions, leurs idées et les recherches qu’ils font sur place.

Je pense que vous trouverez l’histoire qui suit fascinante. À ce point-ci de votre carrière à la GRC, vous la trouverez peut-être même réconfortante.

Il y a environ dix-huit mois, je recevais une courte note d’un ami, M. Reg Keatley, de Calgary, qui m’informait qu’il avait tenté en vain de trouver la tombe du commissaire adjoint Eames (Reg.#5700). Il avait l’impression que le commissaire adjoint Eames avait été incinéré, mais l’entrepreneur de pompes funèbres de Burnaby (C.-B.) ne parvenait pas à retracer l’urne. Devant ce mystère, il me demandait d’intervenir.


Note Reg Keatley





Canadian Flag

J’ai entrepris une série d appels interurbains, longs et discrets, auprès de la maison funéraire en cause. Qu’arriverait-il si l’histoire était éventée avant que ne soit trouvée l’urne?

Aurait-on oublié d’enterrer le commissaire adjoint Eames? C’est une question qui ne manque pas d’intérêt pour les Canadiens qui connaissent l’histoire de la GRC.

A/Comm'r Eames

Bien que les dossiers de l’entreprise de pompes funèbres indiquent clairement que le commissaire adjoint Eames avait été incinéré en janvier 1965, il était impossible de retracer l’urne. L’une des raisons, ai-je appris, c’est que les anciennes urnes (qui remontent aux années 1960) ne sont pas inscrites dans le système informatique de l’entreprise et que des recherches effectuées dans ses divers bâtiments demanderaient un temps incroyable au personnel.

Après plusieurs mois de recherche, l’entreprise de pompes funèbres me fit savoir qu’elle n’avait pas encore repéré l’urne du commissaire adjoint Eames. Entre-temps, j’avais discrètement prévenu ma femme qu’il se pouvait qu’un invité spécial nous arrive, pour Noël, de la côte ouest à bord d’un vol d’Air Canada. Il suffit de dire que notre invité n’est pas arrivé par avion comme nous l’espérions et qu’il avait dû passer un autre Noël, seul, dans une sombre armoire quelque part à Burnaby (C.-B.).

En janvier 2011, la maison funéraire m’appela pour m’apprendre une très bonne nouvelle. Tellement bonne que ses employés se réjouissaient autant que moi. Un préposé à l’entretien des lieux à qui on avait demandé de chercher l’urne l’avait découverte tout à fait par hasard. Elle se trouvait parmi des milliers d’urnes oubliées. On m’assura qu’elle me serait immédiatement expédiée à Ottawa via Air Canada.

Fidèle à sa parole, à la fin de janvier 2011, l’entrepreneur de pompes funèbres confia le colis spécial à Air Canada. Je me sentais très soulagé : j’étais enfin sur le point de prendre possession des restes du commissaire adjoint Eames. Jamais je ne me serais douté que je rencontrerais un jour de cette façon l’un de mes grands héros!

EamesPhoto

J’étais désolé pour le commissaire adjoint Eames et je déplorais qu’il ait ainsi été oublié pendant quarante-six ans. Puis, je me suis revu à l’époque de mon arrivée à Burnaby au détachement « Dépôt » en 1965, quelques semaines après son incinération. En fait, j’avais eu à me rendre à ce salon funéraire en 1965, à l’occasion du décès d’un ami. J’étais loin de me douter que le commissaire adjoint Eames se trouvait à proximité, se demandant peut-être pourquoi la nouvelle recrue Healy ne venait pas à son secours pour l’inhumer honorablement.

J’ai vécu environ dix-huit mois à Burnaby avant d’être muté à Surrey. J’ai donc passé devant le salon funéraire des milliers de fois dans le cadre de mon travail. Toujours est-il que lorsque le colis est arrivé, le postier me l’a lancé comme s’il s’agissait d’un simple ballon de football. J’ai signé les documents voulus et les ai retournés à l’entrepreneur de pompes funèbres. Les employés de la maison funéraire méritent des félicitations pour leur détermination. Je les remercie des recherches minutieuses qu’ils ont effectuées.

EamesPhoto

En janvier 2011, l’urne qui contient les restes du commissaire adjoint était entreposée comme il se doit, avec respect et dans un lieu sûr.

J’ai peu après communiqué avec un vieil ami, historien à la GRC, pour lui demander discrètement son avis. Le surintendant Brian Brennan, de la Division « H » à Halifax, m’a généreusement donné de son temps pour discuter de l’inhumation et du cimetière et de questions concernant la GRC, et pour m’encourager alors que je commençais à rédiger les premiers chapitres de cette mémorable et troublante énigme canadienne.

Supt. Brian Brennan

Comme il me fallait plus de temps pour savoir si des membres de la famille du commissaire adjoint Eames étaient toujours vivants et pour ne pas ébruiter l’histoire trop tôt, j’avais décidé d’écrire un article sur la vie de Eames, sa carrière et surtout sur le rôle qu’il a joué dans l’affaire du trappeur fou. Le commissaire adjoint Eames n’était pas un membre ordinaire de la GRC. Il est une légende, non seulement pour la GRC, mais aussi pour le Canada. La poursuite du trappeur fou, qu’il a menée avec son équipe, a été suivie sur les ondes de la radio dans le monde entier en 1932. Et c’est Eames qui a proposé d’utiliser un avion (piloté par Wop May) pour aider la police dans ses recherches. Une première dans les annales policières!

Renseignements au sujet du commissaire adjoint Alexander Neville Eames

Le commissaire adjoint Eames est né au Pays de Galles en 1883 – il aurait aujourd’hui 128 ans. Il est arrivé au Canada par bateau et, en 1913 à 29 ans, s’est joint à la Royale gendarmerie à cheval du Nord-Ouest à Regina. Au cours de sa carrière de 33 ans, il a gravi les échelons et est passé de surintendant à commissaire adjoint lorsqu’il a été nommé commandant de la Division « H ».

Simple gendarme, il se porta volontaire auprès du Corps expéditionnaire canadien et devint membre de la Brigade de cavalerie canadienne en tant que caporal suppléant, et a servi en Grande-Bretagne et en France de mai 1918 à mars 1919. Il a été décoré de la Médaille pour services généraux et de la Médaille de la victoire.

Il avait 49 ans en 1932 au moment où la GRC recherchait le trappeur fou. Il était alors inspecteur, commandant divisionnaire de l’Arctique de l’Ouest.

En juillet 1946, on lui décernait la prestigieuse décoration de l’Ordre de l’Empire britannique (O.B.E.). Peu après, le 15 août 1946, il se retirait à Vancouver (C.-B.). Sa pension annuelle s’élevait alors à 3 700 $.

Il est décédé en 1965 à l’âge de 81 ans. Un service religieux a été célébré dans un salon funéraire de North Vancouver. Selon ce qu’en ont dit les journaux, beaucoup de membres de la GRC y ont assisté, ainsi que deux de ses sœurs âgées venues du Pays de Galles. Après le service, sa dépouille a été acheminée à Burnaby pour y être incinérée. Selon les dossiers, Mme Eames a payé les coûts du service funèbre et de l’incinération.

De nombreuses années plus tard, en 1983, sa femme, Margaret Louise Eames, meurt à l’âge de 100 ans. Elle avait survécu à son mari dix-huit ans. Alors, pourquoi n’a-t-elle donc pas vu à son enterrement? Là est le mystère. On ne peut que spéculer : peut-être n’avait-elle pas les moyens financiers de le faire ou peut-être l’avait-elle simplement oublié.

Les restes du commissaire adjoint Eames sont donc restés chez l’entrepreneur de pompes funèbres sans qu’on y touche de 1965 à 2011 – pendant 46 ans!

Le couple Eames n’avait pas d’enfants. Ses frères et sœurs sont depuis longtemps disparus. J’essaie actuellement de contacter des parents éloignés qui habitent le Pays de Galles et l’Ouest canadien. J’aimerais consulter quiconque je pourrai trouver au sujet d’une cérémonie d’inhumation, et je me propose de faire paraître des notices nécrologiques dans la presse nationale et dans certains journaux de la côte ouest.

Si un membre de la famille du commissaire adjoint Eames se manifestait, j’aimerais organiser une cérémonie d’inhumation peut-être au cimetière national de la GRC à Ottawa ou à la Division « Dépôt » à Regina, ou encore à un cimetière de Vancouver. Tant que je n’aurai pas épuisé toutes les possibilités dans ma recherche d’un parent du commissaire adjoint Eames, je ne pourrai aller de l’avant avec l’inhumation. Le bureau du commissaire sera tenu au courant de mes progrès comme le sera l’Association des anciens de la GRC.

Oui, l’urne contenant les restes du commissaire adjoint Eames a été trouvée à Burnaby (C.-B.) et est maintenant en sécurité à Ottawa. Mais pour quelles raisons Mme Eames a-t-elle laissé les restes de son mari tomber dans l’oubli?

Une autre histoire. Un autre mystère.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Commissaire, l’expression de mes sentiments les meilleurs.

J. J. (Joe) Healy,
Reg.#23685

Réponse du commissaire Elliott

Surintendant Healy,

Je vous remercie beaucoup de votre courriel par lequel vous m’informez de la découverte des restes du commissaire adjoint Eames. Je me souviens très bien de notre rencontre à Montréal. Je pense que nous nous sommes aussi déjà rencontrés à Ottawa.

Je parlerai de cette affaire dès mon retour à Ottawa, la semaine prochaine. Je suis actuellement à l’extérieur d’Ottawa.

J’espère que vous vous portez bien.

Je vous remercie de nouveau

William Elliott



L’équipe qui a aidé à éclaircir le mystère

J’ai profité de l’aide et des conseils de très bons amis pour élucider cette troublante et mémorable énigme canadienne.

Je suis reconnaissant à M. Reg Keatley, qui m’a mis la puce à l’oreille lorsqu’il m’a informé que quelque chose clochait au sujet du lieu de sépulture du commissaire adjoint Eames. Il ne parvenait pas à le trouver! Il n’y en avait pas! M. Keatley s’inquiétait qu’un membre de la GRC n’ait peut-être pas été inhumé comme il se doit. Merci!

Je remercie Christine, employée de la maison funéraire. Dès qu’elle a été mise au courant de mes recherches, elle n’a cessé de m’aider avec gentillesse. Elle a joué un grand rôle dans la découverte de l’urne et a veillé à ce qu’elle me parvienne sans encombre. Christine n’a jamais manqué de donner promptement suite à mes nombreux appels. Merci!

Je suis aussi très reconnaissant à mon ami Don Lintott de Vancouver. Don, sa femme et Laura nous ont rendu visite à Ottawa au cours de l’été 2010. J’ai alors parlé du dossier Eames à Don et lui ai demandé de me représenter, en tant que collègue, auprès de l’entreprise de pompes funèbres de Burnaby. Il a tout de suite acquiescé à ma demande et s’est rendu au salon funéraire pour établir un contact professionnel en mon nom. Par l’entremise de Don, la maison funéraire a accepté de me confier l’urne lorsqu’elle serait découverte. Don a pris plaisir à m’aider dans mes recherches et, grâce à ses contacts soutenus avec le personnel de la maison, j’étais tenu au courant du progrès de nos efforts. Merci!

Le surintendant Brian Brennan de la Division « H » à Halifax a généreusement donné de son temps pour discuter des questions d’inhumation. Il m’a aussi beaucoup encouragé pendant la rédaction de chaque chapitre de la « Troublante et mémorable énigme » et était mon vérificateur d’orthographe de service. Merci!

Deux amis, M. Gerry Vullings d’Ottawa et M. Robert O’Rourke de Peterborough, m’ont aidé dans mes recherches informatisées et dans la recherche de renseignements généalogiques. Ce travail demande beaucoup de temps et j’ai pu profiter de leur expertise et de leur talent de s’y retrouver dans l’enchevêtrement de détails. Je leur suis reconnaissant pour le temps qu’ils m’ont consacré. Merci!

Le sous-commissaire à la retraite Herman Beaulac, un ami depuis quarante ans, a fabriqué une jolie boîte en chêne pour les restes du commissaire adjoint Eames. Herman a accepté avec empressement de m’aider bien avant que je ne lui dise à qui était destinée l’urne. Merci!

Complications

L’affaire Eames m’a permis de parfaire mes connaissances sur les entreprises de pompes funèbres. J’ai, entre autres, appris que lorsque l’incinération a été introduite au Canada, il y a de cela bien des années, beaucoup pensaient que l’incinération comprenait aussi l’inhumation, y compris la cérémonie. Mais ce n’était pas là la pratique des maisons funéraires. Après l’incinération d’un être cher, lorsqu’on apprenait aux familles que l’inhumation comportait des frais supplémentaires, certaines choisissaient de laisser les restes chez l’entrepreneur de pompes funèbres au lieu de s’en occuper elles-mêmes. Au fil des ans, ces entreprises se sont retrouvées avec des milliers d’urnes non réclamées.

Le commissaire adjoint Eames n’est qu’un cas parmi des milliers d’autres qui ont été « oubliés ». Les raisons précises pour lesquelles il a été relégué à l’oubli dans une armoire restent nébuleuses.

On m’a dit qu’en vertu d’une loi provinciale les restes d’une personne doivent être conservés par l’entrepreneur de pompes funèbres tant qu’un ayant droit ne les a pas réclamés, ce qui signifie, dans certains cas, indéfiniment.

Nous nous étions raccrochés à un faible espoir. Parmi les milliers d’urnes non réclamées, des centaines portaient des étiquettes illisibles. Il fallait donc ouvrir ces urnes, une par une, en retirer la plaque d’identité qui se trouvait à l’intérieur et comparer le nom à ceux inscrits dans le registre. Si l’étiquette attachée à l’urne temporaire du commissaire adjoint Eames n’avait pas été lisible, il aurait fallu beaucoup plus de temps pour repérer l’urne et la plaque d’identité qui se trouvait à l’intérieur.

Au fur et à mesure que les mois passaient, je conservais le « mince » espoir que l’étiquette de 1965 soit toujours lisible et que le commissaire adjoint Eames apparaisse sans vérification supplémentaire. Heureusement, dans notre cas, les inscriptions faites par les employés en 1965 étaient clairement lisibles et indiquaient que l’urne contenait bien les restes du commissaire adjoint Eames. L’heure était venue de le libérer - il était beaucoup trop à l’étroit dans cette armoire qui lui faisait sans doute penser à un bloc cellulaire du détachement de la GRC à Burnaby, surpeuplé après un « party ». Il était maintenant prêt pour un décor plus dégagé.

Ce que nous a laissé en héritage le commissaire adjoint Alexander Neville Eames, O.B.E.

Comme j’ai commencé à lire à son sujet il y a longtemps, j’aimerais, pour terminer, présenter un court portrait du commissaire adjoint Eames que j’aurais souhaité rencontrer. On est d’abord frappé par son regard qui reflète chaleur, bonté, douceur et profondeur. Il n’a rien de menaçant. Sa peau est tendue et foncée à cause de sa longue exposition au soleil. Elle est aussi lisse que du ruban adhésif.

Il a toujours eu une importance particulière en raison de ses qualités de chef dans le dossier du trappeur fou. J’ai souvent pensé, par exemple, à ces jours et à ces semaines où il était éloigné de sa femme.

J’ai pensé à l’Arctique et à quel point il a dû souffrir du froid. Vraisemblablement, Eames et ses hommes n’avaient pas les vêtements chauds qui les auraient protégés du temps glacial et inclément de cette région. Je me suis demandé s’il avait réussi à dormir convenablement par ce froid. Il n’est pas difficile d’imaginer ces hommes blottis les uns contre les autres pour se garder au chaud et survivre. Les chiens, à la condition d’être bien nourris, pouvaient aussi leur fournir un peu de chaleur la nuit.

Les chiens jouaient un rôle essentiel dans les plans de l’inspecteur Eames. Chaque homme savait qu’il fallait constamment prendre soin des chiens et les nourrir. Comme l’inspecteur Eames était la personne en autorité, il devait d’abord s’occuper de ses hommes, mais ce sont les chiens qui permettaient les déplacements ou qui étaient mis à contribution en cas d’urgence. Eames a certainement veillé à ce que chacun s’occupe à tour de rôle de les nourrir ou de les empêcher de se battre.

Eames, alors inspecteur, a dû être un chef respecté et admiré de ses hommes. Il devait travailler et vivre avec eux pendant des semaines. Dans les rudes conditions de l’Arctique, il a certainement eu à les écouter et à leur parler. Les hommes de son équipe avaient, eux aussi, une expérience personnelle du Grand Nord, et il était sage de tenir compte de leur opinion. Une équipe dépend de la collaboration de tous ses membres.

Les tentes de 1932 n’étaient en rien comparables à celles d’aujourd’hui. Il est fort possible qu’Eames et ses hommes aient pu compter les étoiles nuit après nuit, que ce soit lors d’une poursuite ou d’une enquête. Les bâches de protection existaient en 1930, mais elles étaient lourdes et n’étaient pas à l’abri des fuites d’eau. L’inspecteur Eames et ses hommes ne les auraient sans doute pas trouvées confortables.

Il y a des années, les jours du commissaire adjoint Eames ont pris fin et il a été incinéré. Mais je sens aujourd’hui qu’il est sur le point de vivre une nouvelle vie maintenant que ses restes ont été découverts. À mon avis, chaque vie est spéciale. Les sentiments que j’ai pour A. N. Eames sont exceptionnels, mais aussi inoubliables. D’abord, en raison du courage dont il a fait preuve, en 1932, dans l’affaire de l’Arctique. Mais aussi parce que j’ai l’impression d’avoir un peu fait sa connaissance, au début des années 1970, quand le surintendant Pantry m’a permis de lire les rapports que l’inspecteur Eames avait écrits. Enfin, je pense que nous nous sommes presque croisés à Burnaby en 1965 - il y était incinéré au moment même où commençait ma vie à la GRC.

Le commissaire adjoint Eames était surtout connu pour sa grande humilité. Et pourtant, je pense qu’il a bien mérité toutes ses promotions à la GRC. Il a connu son lot de mutations de part et d’autre du Canada. Il a combattu lors de la Première Guerre. Il était marié, mais sa femme et lui n’ont probablement pas passé autant de temps ensemble qu’ils ne l’auraient souhaité. Il n’a jamais rien écrit sur ses expériences et, selon ce qu’en dit la légende, il parlait rarement de sa vie dans l’Arctique. Il ne s’est jamais vanté de son passé.

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Malgré tout ce qu’il a accompli et les dangers qu’il a affrontés, il passait souvent inaperçu. Plus tard dans sa carrière à la GRC, il a été nommé surintendant principal et, de là, commissaire adjoint. Sa réputation, solidement établie, reposait sur son entière obéissance à ses supérieurs et sa grande fiabilité.

On serait porté à penser qu’un policer qui atteint le niveau de commissaire adjoint à la GRC a très bien réussi dans sa profession. Et dans presque tous les aspects de sa carrière, le commissaire adjoint Eames a réussi. Mais une fois décédé, il a été oublié et les raisons n'en seront peut-être jamais connues.

Pour moi, il n’était jamais trop tard pour rencontrer le commissaire adjoint Eames, et je considère comme un très grand honneur d’avoir la garde de ses restes et de veiller à ce qu’il soit inhumé honorablement. Je tiens à informer le lecteur que le commissaire adjoint Eames est gardé au chaud et que si jamais il se réveillait, il serait à même de goûter la chaleur d’Ottawa. Il est mort depuis longtemps, mais je souhaite souvent pouvoir revoir sa carrière et les circonstances qui nous lient.

Si le commissaire adjoint revenait, je pense que ses premiers mots seraient : « Comme tu es lent et comme tu as pris ton temps! ».

Ainsi prend fin la « Troublante et mémorable énigme ». Quand les plans seront fixés au sujet de la cérémonie d’inhumation du commissaire adjoint Eames, un dernier chapitre sera publié.

EamesAndHealy



Posted from Fort Healy, Canada

July 23, 2011



Première partie : mars 2011 - 'La livraison d’un colis longtemps attendu'

Deuxième partie : avril 2011 - 'Les héros de mon passé'

Troisième partie : mai 2011 - 'Un meurtre peu ordinaire'

Quatrième partie : juin 2011 - 'Une affaire de famille : un secret bien gardé'

Cinquième partie : juillet 2011 - '0.209, A.N. Eames : Vie, traditions, revers, solitude et héritage'




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'Perpétuer nos souvenirs'